Conte du Ravi
Il était une fois …
Dans un petit village de Provence sur la colline, au bout de la route qui serpente dans la garrigue, les maisons se blottissent autour de la fontaine pour faire front au mistral. Plus haut encore, une grande maison de pierres domine la vallée.
De l’atelier attenant proviennent des bruits et des exclamations. Gaston donne des ordres brutalement. Il faut que l’armoire puisse être livrée demain à Gustave, il lui a promis. Et ses deux apprentis ne sont vraiment pas assez rapides. Tout doit être parfait, il en va de sa réputation. Gaston dirige la menuiserie et il est fier de sa réussite. On le connait même dans la grande ville lointaine, où il a des clients importants. Alors dans son village, c’est un notable, on lui dit « Monsieur », et on vient le consulter sur les affaires importantes. Il a pu épouser Adélaïde, la fille de Charles, celui qui a la plus grosse ferme de la région. Un beau mariage, et des bois pour la dot.
La cloche de l’école a retenti depuis longtemps déjà et Louis, son fils ainé, le rejoint pour lui donner un coup de main après avoir fait ses devoirs consciencieusement. Louis doit apprendre le métier pour développer l’entreprise puis prendre sa succession dans quelques années. Il partira bientôt faire des études.
Gaston et Adélaïde ont aussi un autre fils, Gabriel, leur cadet. Un garçon frêle et rêveur que les villageois surnomment Gaby.
Gaston voit enfin la silhouette de Gaby se glisser furtivement dans la cour, sous le platane. Il l’interpelle sèchement :
« Où étais-tu ? »
« Je rentrais les chèvres de Léonie pour les traire. Elle est malade et avait besoin d’aide ».
Gaston est en colère.
« Décidément, je ne peux pas compter sur toi ici. Tu n’es qu’un bon à rien, et en plus, incapable de lire ou de compter. Tu finiras comme le ravi de la crèche ».
Le reproche est cinglant et le gamin baisse la tête piteusement devant son père courroucé.
Victor, le maître, dirige la seule classe du village. Il aime faire découvrir les livres, les belles lettres bien dessinées au tableau, la géographie sur les grandes cartes accrochées au mur, ou raconter la vie des grands personnages de l’Histoire. Les élèves sont attentifs à ses leçons.
Mais au fond de la salle, Gaby s’ennuie. Il regarde par la fenêtre et son esprit s’échappe et galope dans les collines au milieu de la nature. Il préfère observer les oiseaux garnir leur nid au printemps ou les fourmis emporter les feuilles et les graines en file indienne. Patiemment Victor essaie de lui enseigner la lecture et l’écriture mais les lettres dansent dans sa tête. Quelquefois ses copains se moquent de lui, mais son amie Odette le défend, et Louis le protège.
Plutôt que de rédiger ses devoirs d’école, Gaby court dans les vallons. Ses pieds agiles foulent les touffes de thym, et il se dirige au son des clochettes des moutons pour rejoindre Firmin. Le berger est un ami d’enfance du maître d’école. L’hiver, tous les deux discutent souvent devant la cheminée. Dans sa jeunesse, il y a presque dix ans maintenant, Firmin a quitté le village, brusquement sans explication et il est resté éloigné de longues années. A son retour, personne n’a osé lui demandé pourquoi il était parti. Seul Victor, le maître connait son secret, son chagrin…
Les beaux jours arrivent, et le berger vient rencontrer Gaston pour demander s’il peut emmener Gabriel avec lui en estive. Le maître est d’accord pour qu’il manque les derniers jours de l’école et la remise des prix. Gaston hésite. Son fils, avec un berger, quelle humiliation ! Mais il se dit que de toute façon le gamin est inutile à la maison et que ce sera mieux que de courir dans les bois tout l’été. Il finit par accepter.
Adélaïde et Louis ont bien du chagrin de voir partir le petit Gaby. Il est si jeune, à peine 9 ans. Le berger promet de bien prendre soin de lui. Un balluchon sur l’épaule, ils partent dès l’aube, accompagnés par de nombreuses personnes du village, jusqu’à la montagne et au petit chalet. Quelques ânes qui portent des vivres et le grand troupeau de moutons gravissent le sentier escarpé.
Firmin et Gaby restent seuls le soir. Le berger sort un repas qu’ils partagent. Dans son sac, il y a aussi plusieurs livres sur les animaux, les arbres, les étoiles, que le maître a prêtés. Gaby aimerait bien les déchiffrer. Il est honteux et il explique, qu’il ne sait pas lire car les lettres s’embrouillent. Le berger lui répond gentiment qu’il lui apprendra à les mettre dans l’ordre… C’est un homme paisible et bienveillant et il s’est pris d’affection pour ce petit qui lui ressemble tant.
La nuit est calme, les étoiles brillent dans le ciel pur. Que c’est agréable de s’endormir sur l’herbe et de s’éveiller lorsque les premières lueurs jaunissent les pointes rocheuses des sommets. Sur l’alpage, la vie s’est organisée.
Tôt le matin, il faut regrouper les moutons, les conduire dans les plateaux herbeux. A l’ombre des arbres, Firmin et Gaby les surveillent. Le berger a aussi emmené un livre de lecture et doucement il montre comment reconnaître les lettres que Gaby connait, les assembler, leur donner des sons différents, et les appeler par leur nom…comme un troupeau de moutons où chacun porte un nom et qui vont par deux, ou trois, ou plus et forment un mot, et avec des petits oiseaux qui se posent sur certaines lettres et modifient le son. Gaby est attentif, mais il a très peur de ne pas se rappeler de tout cela. Et le berger lui fait reproduire les lettres sur un papier.
Chaque jour, le berger reprend ce qu’ils ont appris, avec bonté, et patience. Et le petit n’a plus peur, il commence à se souvenir et à déchiffrer et à écrire. Lorsque le berger fait la sieste, il ouvre le livre et révise sa leçon, et essaie même de comprendre la page suivante.
Bientôt, tous les deux regardent le livre sur les animaux, et Gaby se débrouille, se passionne. Une belle amitié nait entre ce berger solitaire et l’enfant. Il lui enseigne la lecture, les chiffres, l’écriture, mais aussi la vie des moutons, la nature, les étoiles, la pluie, l’arc-en-ciel.
L’été touche à sa fin, le troupeau doit redescendre au village. Les enfants sont rentrés en classe il y a déjà une semaine. Gaby est heureux de retrouver sa maman et son frère qui lui ont manqué. Mais son père est toujours aussi sévère.
Victor, le maître, voit la transformation du gamin et les progrès qu’il a fait. Il réussit maintenant à suivre en classe. Mais à la maison, Gaby est toujours rêveur, blotti dans son coin ou parti dans les bois et il ne souhaite pas révéler son secret. Et le trimestre s’écoule paisiblement.
Pour noël, il y aura la pastorale, la crèche vivante, et ce sont les enfants qui vont animer la veillée. Odette fera la sainte vierge, et Louis sera Joseph. Ils sont très fiers, et Gabriel est vraiment content pour eux. Ils apprennent bien leur texte. Gaby, toujours serviable, leur fait répéter.
Le prêtre souhaite que tous les enfants participent au spectacle.
« Gabriel, veux-tu faire le rôle du berger ? »
« Non, ce sera le petit Paul. »
« Alors, un roi mage ? »
« Non, je serai … le ravi ! »
« Tu es sûr ? Ton père, le Gaston, va être furieux après toi ».
Mais Gaby est décidé et ne cède pas.
Il a vu le berger cet après-midi, et il sait qu’il va manger avec le maître ce soir. Alors il demande la permission de sortir avant le repas. Il va les voir et parle un long moment avec eux, et revient avec un papier écrit par le maître et le berger. Secrètement, Gaby lit et apprend le texte. Il ne révèle pas sa participation à la crèche.
C’est la veillée de noël, l’église est pleine, les chants retentissent. Mademoiselle Jeanne travaille avec la chorale depuis des semaines. Et la procession des enfants remonte l’allée centrale aux sons du fifre et des tambourins.
Louis et Odette récitent leur rôle sans se tromper, en y mettant beaucoup d’application. Le petit Paul a bien du mal à porter le petit agneau vivant et il le serre dans sa veste. Il est si ému qu’il ne se souvient plus tout à fait de ce qu’il doit dire.
Gabriel, vêtu d’une ample chemise et d’un pantalon un peu grand pour lui est devant l’assemblée maintenant, et il tremble un peu. Gaston, au premier rang, est stupéfait. Il sent monter la honte, rajuste son chapeau et son regard glacé fixe l’enfant. Comment son fils peut-il lui infliger une pareille humiliation ? Adélaïde est tremblante.
Gaby surmonte sa peur, et se redresse. Le prêtre lui a juste demandé de clamer :
« Je suis le ravi », alors c’est ce qu’il dit comme prévu.
Mais il continue, et tout le monde est suspendu à son discours.
« Je suis le Ravi, celui qu’on dit « bien brave » avec un petit sourire. Mais le ravi aime la nature, il connait les saisons, le vent et la pluie et les secrets des bois et des champs. Le premier, il sait quand les oiseaux reviennent de voyage et annoncent le printemps, lorsque les blés seront mûrs pour faire la farine du boulanger et les raisins prêts à cueillir pour les vendanges. Il caresse les chiens, et les renards sauvages. Il ne dit rien, il est souvent silencieux mais il partage vos joies lorsque vous riez. Il observe aussi vos chagrins et vous tend la main ou vous embrasse lorsque vous avez de la peine. Le ravi ne sait pas bien lire, ni écrire. Mais c’est l’ami de tous, celui qui ne juge pas, qui aime sans condition, celui qui a de l’amour à donner sans compter. »
L’assemblée a retenu son souffle et découvre cet enfant, droit devant eux, qui parle avec tant de douceur, les yeux remplis de bonté.
Odette et Louis applaudissent, bientôt suivis par tous les fidèles. Gabriel est surpris par cette ovation, et un magnifique sourire aux lèvres, vient s’agenouiller devant l’enfant Jésus. Mais le bébé, perturbé par le bruit, se met à sangloter.
Victor et Firmin évitent de se regarder, tellement émus. Mais les hommes ne doivent pas pleurer.
Au premier rang, Adélaïde est heureuse et fière de son petit bonhomme. Gaston est bouleversé. Lui si bourru, que tout le monde craint, a enfin laissé parler ses émotions et des grosses larmes roulent sur ses joues.
Monsieur le curé ne sait plus comment reprendre le cours de la cérémonie, il tousse et sort son mouchoir pour s’essuyer le front.
Heureusement Mademoiselle Jeanne entame un chant, et tout le monde reprend le refrain avec ferveur.
« Douce nuit… »
Pour en savoir plus :
Le ravi lève les bras au ciel en signe d'émerveillement devant le miracle de la nativité. C'est le langage du corps bien connu des méditerranéens, pas besoin de parler pour exprimer ce que l'on ressent, le corps « prend » la parole. La joie du ravi est démonstrative et communicative, il prête à rire avec ses bras en l'air et sa tête d'étonné. Le ravi est un personnage attachant, on dit qu'il est un « simple d'esprit ». Autrefois, on disait que chaque village avait son « fada » (qui signifie littéralement « possédé par les fées »). Il est en extase (on décrit l'extase comme « l'âme qui rencontre Dieu »). Il ne peut offrir que sa présence mais son « ravissement » à la vue de la naissance de Jésus en fait un homme bon. Dans le village, il s'occupe de menus travaux (à l'intérieur du mas ou dans les champs), c'est un personnage des plus modestes. C'est un naïf. Il est habillé simplement, un bonnet sur la tête. Il n'apporte rien sauf sa joie, il ouvre son coeur, il nous montre le chemin du bonheur dans la simplicité.
(Wikipédia)
Les illustrations de ce conte sont des santons Escoffier (Aubagne)