Conte du Mistral

Publié le par Eve

Conte du Mistral

Il était une fois… dans un petit village blotti au pied de la colline…


L’école vient de finir, et les enfants s’égaient comme des moineaux joyeux dans les ruelles. Les mamans les accueillent et en profitent pour faire quelques emplettes dans la boutique sur la place de la Fontaine.
Anna, elle aussi, est venue acheter de la farine pour confectionner le gâteau du dimanche. Elle aperçoit son amie Manon qui entre à son tour, en poussant le fauteuil roulant de son plus jeune fils. Henri a 8 ans maintenant, et tout le monde connait ce petit, on apprécie sa gentillesse et surtout son sourire. D’ailleurs sa sœur l’a surnommé Riri, car il rit deux fois plus que les autres.
Pourtant, ce soir, il a l’air songeur et sa maman ne parvient pas à le dérider. Anna l’embrasse affectueusement et lui demande ce qui le tracasse ainsi.
« C’est à cause de notre maître. »
« Pourquoi donc ? D’habitude tu l’aimes beaucoup ! »
« Oh oui, il est gentil. Mais c’est bientôt le mois de décembre et le début de l’Avent. Notre maître nous a dit d’aller voir notre grand-père  pour qu’il nous raconte une histoire ou une légende de Noël. Nous devons l’écrire ensuite à la plume sur notre cahier de rédaction. Mais moi, je n’ai plus de grand papa et je ne connais pas de papet. Alors je ne pourrai pas faire mon devoir… »

Anna croise le regard de Manon, et les deux amies se sentent tristes. Pourtant, une étincelle jaillit soudain des yeux d’Anna, et elle se penche vers Riri.
« Je vais essayer de te trouver un papet ! »

« Tu en connais un ? »
« Autrefois oui, il y en avait un au village qui racontait de belles histoires… ».

Elle essuie furtivement une larme sur sa joue. L’enfant est rempli d’espoir et il retrouve sa joie et son entrain pour bavarder avec les autres écoliers présents dans la boutique.
Manon attire Anna un peu à l’écart et lui fait part de son inquiétude.

« Tu ne penses pas à Fernand au moins ? C’est impossible, tu le sais bien ! »
«Peut-être que la grâce de Noël nous aidera… »

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Anna s’enveloppe dans son châle et prend le chemin du coteau pour rentrer chez elle, ou plutôt chez ses parents, à travers les champs de lavande. Il y a une dizaine d’années, elle envisageait de quitter la maison pour se marier avec Lucas qui lui faisait des yeux si doux.
Mais le Fernand, son père, est tombé du toit de la grange un soir d’orage en replaçant des tuiles. Depuis, il marche difficilement, et il ne veut plus voir personne, même pas ses amis. Alors, elle est restée pour s’occuper du domaine et de ses parents, comme une fille aînée dévouée, sans autre avenir que la soumission et le travail.

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Mais ce soir, la détresse du petit Henri l’a bouleversée, elle qui n’a pas d’enfant à cajoler. Et une énergie nouvelle l’anime.
Elle prépare machinalement la soupe du dîner. Fernand, comme à son habitude, la trouve trop chaude, et pas à son goût. Mais Anna, cette fois, ne s’en offusque pas, elle a l’esprit bien trop occupé par sa décision.

« Papa, j’ai besoin de vous. »
Jeanne, sa mère, est stupéfaite. Elle pose la cuillère sur la table, en attendant les foudres de son homme. Fernand, lui aussi, s’est arrêté de manger.
« Qu’est-ce que du dis ? »
« J’ai besoin de votre aide. » répond-elle si doucement que sa voix se perd dans le tic-tac de l’horloge.
Le père fronce les sourcils et lui lance un regard noir. La réponse est cinglante.
« Tu ne sais donc pas encore que je ne suis plus qu’un bon à rien ! Que veux-tu ? Que je coupe le bois, que je laboure ? Tu es folle ! Qu’as-tu fait à l’épicerie, tu as bu du vin ou piaillé avec les drôlesses ? Je t’interdis de fréquenter ces gens-là, tu as autre chose à faire » vocifère-t-il.
« Non, père, je n’ai rien bu. » Et elle lui raconte la requête du maître, le désarroi de Riri.
« Père, j’ai pensé que vous pourriez redevenir le Papet Mistral pour les enfants pendant une veillée. »
Un vent glacé s’abat sur la maison. Jeanne tremble de peur. Mais Anna est bien droite sur sa chaise et elle regarde son père sans sourciller.
Fernand hurle cette fois.
« Ma fille, tu es folle. Jamais, m’entends-tu? Ja-Mais ! »
Et se levant péniblement, il se traîne jusqu’à sa chambre en s’appuyant sur ses cannes. La soupe est restée dans son assiette.

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Le froid enveloppe la maison et Anna n’arrive pas à dormir. Elle se lève très tôt et allume le feu dans le poêle. Fernand et Jeanne eux aussi ont trouvé la nuit longue.
Le père ne reste pas dans sa chambre comme les autres matins d’hiver. Les yeux cernés, il vient prendre son bol de café, et il oublie même de le trouver détestable. Personne n’ose rompre le silence.

Puis, repoussant sa chaise, Anna annonce qu’elle va s’occuper de réparer le muret qui s’écroule là-haut vers la grange. La Jeanne remue le miel dans son bol depuis un moment sans oser lever la tête.
Fernand apostrophe violemment Anna :
« Pourquoi m’as-tu demandé cela, hein ? C’est impossible et tu m’as fait trop de mal. Tu n’as donc aucune pitié pour moi ? »
« Si père, je sais que vous pouvez le faire, pour les enfants, je vous en prie. »
« Ma fille, tu as perdu l’esprit. Et où veux-tu faire cela ? Dans la grange comme avant ? Elle a dû s’écrouler depuis toutes ces années ! »
« Je l’ai entretenue, et rien n’a changé. »
Et elle sort dans la bise du matin.

Fernand se retourne contre sa femme.
« Et toi, la Jeanne, tu es d’accord ! Tu savais que ta fille allait encore dans  cette grange ! Vous vous moquez bien de moi toutes les deux, vous profitez de ma faiblesse. »

« Non, je ne m’en doutais pas. Et cesse de crier, après moi. Et aussi après elle. Cela fait des années qu’elle te supporte, toi et tes hurlements. Quelle vie lui fais-tu vivre ? »
« Tu ne vas pas prendre sa défense en plus ! Vous êtes devenues fada toutes les deux. »
Fernand s’assoit devant l’âtre et il regarde la grosse bûche qui se consume lentement.                  

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Plusieurs jours s’écoulent ainsi. Fernand ne parle plus, il ne crie plus non plus. Il reste absorbé par ses pensées. Un soir, après son dur labeur, Anna vient s’assoir à ses pieds, comme autrefois lorsqu’elle était une petite fille heureuse.
« Père, à quoi rêvez-vous ? »

« Ne me dérange pas, tu vois bien que je suis occupé. J’essaie de me souvenir des histoires que je racontais, mais j’ai des trous de mémoire. »
Anna est émue.
« Moi, je les connais encore par cœur, voulez-vous que nous les récitions ensemble ? »
Fernand sort de sa torpeur et se ressaisit.
« Ne crois-pas que je vais faire le pitre pendant une veillée. Tout cela est bien fini. Je ne peux pas dire des histoires sans les mimer, et je ne tiens pas debout. »
« Vous avez encore votre belle voix, et vos mains. La soirée sera magnifique. »
« Je t’interdis d’organiser quoique ce soit ! »
« Père, c’est déjà fait ! Dans une semaine, le dimanche, les enfants seront là avec leurs parents et le maître viendra aussi. Marcel et Augustin sont tout excités à l’idée de reprendre leurs rôles. Je préparerai quelques gâteaux pour la veillée après le spectacle, et les voisins amèneront également des douceurs à partager. »
Fernand n’en croit pas ses oreilles ! Sa fille lui a désobéi et elle a osé le défier. Furieux, il veut riposter et clouer le bec à cette gamine impertinente. Mais, devant lui, il a une jeune femme décidée, calme, sereine, lumineuse. Comme elle a changé ! Et il ne l’avait pas remarqué. A-t-il vu quelque chose ou quelqu’un depuis ces années de souffrance et de colère ?
Il se sent désemparé, comme si son univers venait de s’écrouler.

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Marcel et Augustin sont venus chercher le Fernand. Ils ont revêtu leur beau costume de fête. Cela fait longtemps maintenant qu’ils n’étaient pas montés jusqu'à la ferme et ils sont intimidés. Avec mille précautions, ils soulèvent Fernand et le portent dans leur bras jusqu’à la grange.
Fernand n’y est pas revenu depuis son accident et son cœur se soulève. Ses deux amis l’entourent gentiment. A l’intérieur, tout est intact et tous les trois retrouvent leur « scène » avec émotion. Dix ans déjà qu’ils n’ont plus joué ensemble.

Jeanne a dressé une table avec des desserts appétissants. Anna est également là et elle s’active. Elle a préparé un grand fauteuil pour son père et des bancs pour les spectateurs.
« Père, votre costume est prêt. »
« Tu l’avais gardé ? »
« Oui, et bien soigné. Tout est en bon état. »
Fernand ouvre la malle. Les perruques, le grand chapeau, sa pèlerine. Tout est là. Le manteau est un peu défraîchi et élimé au col. Il avait tant servi pendant des années.
« Vite père, habillez-vous, le public va bientôt arriver. »
Fébrilement, les amis se transforment. Les costumes serrent le ventre maintenant et  les compères en rient un peu. Dans les coulisses renaissent Monsieur Mistral, le loup et le berger. Ils entendent  les enfants et les grands qui prennent place bruyamment.
Riri est au premier rang, on a pu amener son fauteuil par le petit sentier caillouteux qui grimpe. La séance commence et les enfants écoutent attentivement.

Assis sur son grand fauteuil rouge, Monsieur Mistral tient son grand chapeau dans le vent qui souffle en tempête. Parti ramasser des brindilles de bois pour allumer son feu, il entend hurler sur la colline. Il a rencontré le berger qui craint pour ses brebis. Le loup s’approche…

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Tout le monde retient sa respiration.
Le berger veut protéger son troupeau, et lorsque Messire Loup arrive,  il brandit son grand bâton pour lui rompre le dos…

Les enfants tremblent, que va-t-il se passer ? Le loup va emporter un agneau, ou il mangera  le berger !
Monsieur Mistral, d’une main, arrête le geste du berger. Sa voix profonde résonne dans la grange, il demande grâce pour la bête. Pauvre loup, il hurle car il est blessé, sa patte a été prise dans un piège.
Augustin, dans son costume poilu pleure bruyamment et crée l’hilarité. Il tend sa patte. Alors, le vieux Monsieur Mistral et le berger le soignent en lui faisant promettre d’être très gentil avec le troupeau.

Pour les remercier, le loup, devenu très doux, surveillera les moutons maintenant, et il pourra se promener avec le berger. C’est noël…

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Le public applaudit chaleureusement les acteurs. Fernand en oublie ses jambes malades et il se met debout pour saluer. Il manque tomber mais ses amis le maintiennent.
Epuisé, il s’affale sur une chaise près de la table aux gourmandises.

Riri roule avec difficulté son petit fauteuil près de lui. Tous les deux s’observent longuement. Puis l’enfant lui sourit d’un air radieux.
« Merci Monsieur Mistral. C’était une belle histoire. Et tu racontes si bien. Tu sais, moi, j’aimerai bien avoir un papet aussi gentil que toi. »

Et doucement, il glisse sa menotte décharnée dans la grosse main de Fernand…

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M
Je prends enfin le temps de lire ton conte, je voulais être dans le calme... Comme chaque année il est magnifique, quelle imagination, quelle sensibilité, quelle justesse d'écriture... Merci de nous avoir fait partager ce beau moment et cette jolie émotion...
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M
J'ai été heureuse de relire ce conte car je l'avais oublié...<br /> Merci <br /> Martine
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S
EVELYNE<br /> COMME JE L'ATTENDAIS CE CONTE CETTE ANNEE.<br /> MERCI DE NOUS FAIRE PRENDRE CONSCIENCE QU'IL EXISTE TOUJOURS UNE ETINCELLE DE BONTE EN L'HOMME.<br /> JOYEUX NOEL ET A L'AN DIX-NEUF..<br /> F
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E
Quelquefois la maladie, la souffrance et les difficultés de la vie nous empêchent de regarder ceux qui vivent autour de nous avec des yeux neufs... Que cette nouvelle année effectivement nous donne ce regard NEUF