Conte du Titou
Il était une fois… Il y a bien longtemps déjà ….
Dans les collines de Provence, là-haut, une vieille ferme au milieu des champs de lavande et des garrigues sèches dresse ses murs en pierre couverts de lierre. L’été, un troupeau de chèvres gambade joyeusement et se délecte de thym sauvage.
C’est dans ce merveilleux paysage, tranquille, presque au bout du monde que vit Titou. Il y est né dans cette maison. Avec ses frères et sœurs, il a grandi comme un petit cabri en pleine nature. Lui, Marcel, le petit dernier, si chétif et malingre que sa maman l’appelait mon petitou. Cela lui a valu son surnom qui a fini par devenir son nom.
Lui, il est resté ici, il n’a jamais voulu partir comme les autres pour trouver du travail. Il est devenu un grand gars costaud, fait pour les travaux des champs. A la mort de son père, il a repris la culture de la lavande et le troupeau de chèvres.
Une belle soirée d’été, à la fête du village, il a rencontré la Babée. Elle était si belle qu’il n’en a plus dormi pendant des semaines. Il y pensait nuit et jour. Alors, il a mis sa belle chemise du dimanche, et avec son cheval, il est allé roder autour du moulin, près de la rivière. Il n’osait frapper à sa porte. Toute la journée il a attendu en vain. Et le soir, penaud, désespéré, il est reparti par le petit chemin.
Et là !!! C’est là qu’il l’a vue, devant lui, avec son panier vide. Elle revenait de la ville où elle avait vendu ses gâteaux cuits la veille dans le four du village. Il faut dire que la Babée fait des biscuits extraordinaires, croquants avec des amandes.
Pétrifié, il a mis pied à terre. Lui, le Titou avec sa tchatche, était enraciné comme une statue, incapable de faire un pas, de courir vers elle, de lui crier son amour. Elle s’est arrêtée en face de lui, a planté son regard dans le sien et un grand sourire a illuminé son visage. C’est qu’elle n’avait peur de rien la Babée. Et il était si beau le Titou …
Alors gauchement, il a murmuré : « Veux-tu devenir ma femme ? ». Elle a glissé sa petite main fine dans celle de ce grand gaillard avant de lui répondre calmement, clairement, sans l’ombre d’un doute : « oui ! »
Ils ne se sont plus jamais quitté ces deux-là, les yeux dans les yeux, le cœur dans le cœur. La Babée est venue habiter dans la ferme là-haut. Elle garde les chèvres, fait du fromage.
Deux garçons sont nés et ont grandi à la ferme. Toine, l’ainé, est descendu au village pour s’établir comme maréchal-ferrant et il vient souvent aider ses parents. Et Sylvain vit maintenant chez une sœur de Titou, à la grande ville. Peuchère, lui, il voulait faire des études pour devenir instituteur.
Mais c’est bien loin Marseille, alors on ne le voit pas souvent. Heureusement qu’il a quelquefois des vacances pour rentrer au pays.
Titou regarde par la fenêtre, le regard triste… Et il pense à tout cela… Comme le temps a passé ! La Babée n’est plus une jeunette et lui se sent vieux. Si vieux !
Ce soir c’est la veillée de Noël et il se réjouissait de voir ses fils. Mais ils ne viendront pas. Depuis plus d’une semaine la neige tombe et le vent souffle. Jamais il n’avait connu pareille tempête. Personne ne peut sortir. Il a dû braver les éléments pour s’occuper des chèvres tout à l’heure, et il a cru ne pas pouvoir ouvrir sa porte.
Oui, personne ne sera là avec eux pour Noël. Pourtant la Babée s’active, elle cuit du pain, confectionne ses petits biscuits.
« Mais, ma pauvre femme, pourquoi te donnes-tu tant de mal ? Tu vois bien que nous serons seuls ! Et la farine manquera bientôt. Si cela continue, nous allons mourir de faim, et toi tu cuisines ! »
« Allez mon homme, reprend courage » lui répond-elle doucement. « Je continue d’espérer. C’est la Noël, et la tempête va s’apaiser. Et ce soir, je te fais un petit repas avec ce qui nous reste, que nous prendrons tous les deux devant la cheminée. Tiens, remets une bûche pour nous tenir chaud et viens t’asseoir près de moi.»
Titou agite le tisonnier, les flammes jaillissent. La Babée prend son tricot.
« Il faut vite que je termine l’écharpe pour Toine. Celle de Sylvain est prête déjà. »
Titou ne sait plus que lui répondre, il ne veut pas lui faire de peine. Il l’aime tellement … Avant de se coucher, il regarde encore par la fenêtre les flocons qui s’écrasent inlassablement dans la cour blanchie. Si au moins, elle disait vrai. Mais les bourrasques rageuses secouent la maison, ronflent par la cheminée, s’engouffrent dans les interstices des murs. Avec un gros soupir las, il se glisse sous l’édredon et s’endort le cœur lourd.
« Écoute ! Écoute mon homme ! Tu entends ? »
La Babée le réveille. Le jour est déjà levé, il a bien dormi. Mais aucun son ne lui parvient.
« Qu’est-ce que tu veux ? »
« Le mistral a cessé ! Levons nous vite ! »
Et la voilà qui trottine jusqu’à la fenêtre. Tout est calme, serein. Puis, les chèvres se manifestent. Titou se prépare, enfile sa grosse veste et ouvre la porte. La neige est si haute qu’il lui faut d’abord se frayer péniblement un chemin jusqu’à la grange. Pauvres biquettes, elles bêlent en concert.
La Babée lui a servi un bol de bon lait brûlant avec une grosse tartine de pain et de miel, elle a remis du bois dans les braises. Et maintenant, elle nettoie sa cuisine. Puis elle étend une belle nappe blanche sur la grande table et enfile son joli chemisier brodé avant de tendre une chemise bien repassée à son homme. Il n’ose la contrarier, mais tout cela pour rien ! Comment lui dire qu’il est impossible de venir du village.
Vers midi, elle ne se décide pas à mettre leurs deux assiettes pour manger la soupe de pain, elle regarde encore et encore dehors. Alors il pose son bras sur son épaule et la serre contre lui pour la consoler.
« Écoute ! »
« Quoi encore ? Il n’y a rien. Ton imagination te joue des tours. »
« J’entends des bruits sur le chemin. »
Noiraud, le chien du troupeau est également sur le qui-vive.
Titou tend l’oreille, mais rien ! Il s’applique, fronce même le nez pour mieux se concentrer. Et il lui semble effectivement percevoir des voix.
Puis des cris et des rires se font plus distincts. A la lisière de la forêt, deux silhouettes encapuchonnées apparaissent, tirant une sorte de traineau à bois. Comment peuvent-ils marcher dans cette épaisseur de neige ? Derrière eux deux autres personnages fantomatiques apparaissent, eux aussi attelés à une luge.
« Mon Dieu, ce sont des anges, ils flottent au-dessus du chemin ! »
« Ve ! Tes anges ressemblent à des hommes … Mais je ne comprends pas comment ils peuvent se déplacer ! »
« Maman, Papa ! » Et les premiers agitent leurs bras munis de bâtons.
« Peuchère, ce sont nos petits ! Je ne les avais même pas reconnus. »
Titou ouvre grand la porte laissant le froid pénétrer. Noiraud s’élance à leur rencontre, s’enfonce dans le manteau blanc, et ressort vêtu tel un ours polaire en aboyant de joie.
Le cortège arrive enfin devant la maison, c’est un bien curieux équipage et Titou n’en croit pas ses yeux. Figurez-vous que les hommes ont posé leurs pieds sur de longues planches en bois recourbées à l’avant qui leur permettent de ne pas s’enfoncer dans la poudreuse. Essoufflés par tant d’efforts, il leur faut un bon moment pour se défaire de leur harnachement, avant de détacher les lourdes caisses ficelées sur les traineaux et les porter à l’intérieur. Il y a aussi des grosses bottes de fourrage pour les chèvres qu’ils posent dans la grange.
Enfin, ils peuvent quitter leurs capes trempées, leurs chapeaux et leurs chaussures pour s’approcher avec plaisir de la cheminée bien chaude.
Toine reprend son souffle.
« Je vous présente Hans ! Depuis novembre il remplace notre instituteur malade. Et voici son fils Peter. C’est grâce à eux que nous avons pu venir jusqu’à vous. Ils nous ont montré comment faire avec leurs planches. »
Un grand éclat de rire grave et sonore ponctue sa présentation et Hans prend la parole avec un très fort accent.
« Ahhh, il leur faudra encore bien des heures d’apprentissage avant de maitriser la technique, et ne plus tomber dans les virages. Ma chèrrrrre madame Babée, je vous présente mes hommages. » Et il s’incline.
La Babée est toute émue et amusée par les manières du maître d’école. Malgré ses révérences, en gros pull et en chaussettes, il a perdu de son prestige. Alors, elle n’hésite pas et l’embrasse chaleureusement sur les deux joues, ainsi que Peter.
« Soyez les bienvenus dans notre paradis. »
Titou intervient :
« Il se mérite notre paradis cette année, depuis ma naissance je n’avais jamais vu pareille tempête, et la neige est rare habituellement. »
« Pour nous, la neige est un plaisir, mon très cherrrrr Titou, c’est un beau cadeau de la nature. Et dès leur plus jeune âge, les enfants en profitent pour jouer malgré le froid. Ma famille vit dans les montagnes, près de la frontière autrichienne. »
La Babée file à la cuisine et sort des assiettes et des couverts pour dresser la table. Et elle s’excuse :
« Je crois que votre repas de noël sera frugal, j’ai fait du pain et il doit me rester un peu d’ail et d’huile. Et des petits gâteaux. »
Toine et Sylvain l’entrainent par le bras en souriant.
« Maman, vient voir. »
Peter est un adolescent sportif et musclé. Il attrape facilement une des caisses en bois, la soulève et la pose aux pieds de la Babée. Son contenu intrigue Titou, que peut-elle receler ?
Un trésor incroyable. Une marmite en fonte remplie de pommes de terre et de poisson. Les villageois se réunissent le jour de noël pour le grand repas après la messe. Alors ils ont préparé un aïoli à réchauffer dans la cheminée.
Le déjeuner est animé, ponctué de rires, et tout est délicieux. Quel plaisir !
En dégustant les biscuits trempés dans un peu de vin, Sylvain prend la parole :
« Je finirai mes études à la fin de l’année. Et je reviendrai par ici pour enseigner. La ville, ce n’est pas pour moi, et vous me manquez trop. »
« Mon petit, oh quelle bonne nouvelle. » La Babée le serre contre son cœur. Titou tourne la tête pour qu’on ne puisse pas voir ses yeux embués. Il se lève, se rassoit, se relève et tisonne le feu. Puis il montre la deuxième caisse, toujours posée à l’entrée.
« Et dans cette là, il y a quoi ? »
Il soulève le couvercle : un pot avec des olives, de l’huile, de la farine, et des victuailles pour tenir au moins un mois de tempête hivernale ! Tout est posé rapidement sur la table.
Les visiteurs doivent partir s’ils veulent arriver avant la nuit. Leurs bagages seront moins lourds à présent et ils pourront glisser doucement jusqu’à la vallée. Mais en prenant congé, Hans sort solennellement de sa veste une feuille froissée couverte d’écriture qu’il leur tend fièrement :
« Tous les habitants vous souhaitent un bon noël ! Ils ont eu du mal mais ils ont écrit un mot pour vous. »
La Babée ne s’en remet pas, elle rit et pleure en même temps et distribue des bises à tous en remerciant, elle étreint ses fils comme s’ils allaient partir au bout du monde, elle embrasse à nouveau Hans et même Titou qui en rougit de confusion.
Et d’un coup elle s’écrie :
« Boudiou, j’ai failli oublier votre cadeau de noël ! »
Elle prend les écharpes sur l’étagère et les donne à ses enfants.
« Au moins, vous n’aurez pas froid pour le voyage. Que vous êtes beaux mes petits ! »
Puis elle retourne dans la cuisine d’un pas rapide, attrape une boîte et verse tous les petits biscuits restants. Et elle met dans un pot les fromages de chèvre qu’elle a préparés la veille avec le bon lait.
« En rentrant au village, vous leur donnerez de notre part. Moi aussi je veux leur offrir notre amitié. »
Bientôt, leurs silhouettes disparaissent dans la forêt. La Babée, devant la fenêtre se demande si elle a rêvé et essuie des grosses larmes avec la manche de son chemisier brodé. Titou ne sait comment la consoler.
« Je suis tellement heureuse ! »
« Eh bé, peuchère, cela ne se voit pas ! »
Elle débarrasse la table, range le contenu de la caisse sur ses étagères et dans le buffet. Et s’assoit devant le feu.
Titou a disparu depuis un bon moment. Elle ne s’inquiète pas trop, il doit certainement être avec les chèvres. Mais des petits coups sur la vitre la tirent de ses pensées… Posant un châle sur ses épaules, et portant une bougie, la Babée sort et écarquille les yeux. La nuit est tombée, et des flocons tourbillonnent à nouveau dans le ciel. Elle découvre la joie de ses noëls d’antan, émue, le cœur en fête : Titou a trouvé deux planches en bois, il a fixé des lanières de cuir pour tenir ses chaussures. En s’appuyant sur deux bâtons, il marche maladroitement sur la neige en riant comme un enfant !