L'art de la plume

La petite fille se penche sur son cahier tout neuf, attrape son porte-plume et le cale entre ses doigts comme on lui a appris hier, le jour de la rentrée. Elle trempe la plume dans l’encrier blanc en porcelaine intégré dans le grand bureau en bois.
« Vous pouvez tracer une ligne de A en majuscules comme je viens de vous montrer. »
L’exercice n’est pas aisé. Une petite boucle bien ronde d’abord, puis une jolie ligne fine qui monte, sans appuyer. Il faut ensuite prendre de l’assurance afin de soutenir celle qui descend, sans crisser. La pression doit être parfaite, sinon l’encre jaillirait trop fort et s’étalerait en un vilain pâté.

Une boucle à nouveau, et enfin, une barre transversale pour finir la lettre.  Les pleins, et les déliés… Une rangée bien tracée, régulière.
Concentrée, l’enfant n’écoute plus son institutrice qui continue à prodiguer des conseils et à encourager d’autres élèves qui recopient un texte.
« N’oubliez pas de bien compter vos interlignes, une pour les tracés ordinaires, trois supérieures pour le L ou le B, ou deux inférieures pour le G par exemple… »
Pour l’instant, elle écrit le A, seulement le A car elle débute. Le reste viendra ensuite lorsqu’elle sera dans la classe de deuxième niveau.
Les plus grands, déjà aguerris à l’écriture écoutent attentivement la première lecture de la dictée du jour avant de se lancer, ne pas oublier les accords, penser à l’orthographe de chaque mot, répéter en silence le vocabulaire… Pour certains, le long été et les vacances ont mis à distance les règles de grammaire au fond de leur mémoire…

Sept  A par lignes, espacés d’un carreau. Un petit coup de buvard sans déraper pour sécher la feuille. Ouf, ça y est. La fillette peut relever la tête avec un grand sourire.

« Vous pouvez maintenant écrire la suite, Amiens, puis Abbeville, en regardant bien le modèle sur votre livre. »
Ouh, les mots sont plus difficiles à écrire… Amiens… Cela ne lui évoque rien… Abbeville non plus d’ailleurs. Ou plutôt si, il lui semble que ses parents en ont parlé lors d’une réunion familiale, en évoquant la guerre. C’est un sujet dont ils discutent souvent, mais elle n’y a pas vraiment prêté attention.

Elle ouvre en grand son livre de lecture, et reconnait les lettres que l’institutrice a tracées avec sa craie sur le grand tableau noir. Elle est heureuse d’avoir des belles illustrations en couleur. Sa maman lui a montré fièrement celui de son époque, et le trouve bien moins agréable.  A l’intérieur, rien n’avait changé pour apprendre à lire. Elle se promet de garder le sien bien précieusement, et elle le montrera à ses enfants si elle en a, lorsqu’ils entreront à l’école…

Elle a hâte de pouvoir déchiffrer toutes les histoires. Une voix ferme la tire de sa rêverie.
« Mademoiselle, écrivez, je vous en prie, sinon vous n’aurez pas fini avant l’heure de la récréation. »
C’est à elle qu’on s’adresse ? Oui ! La « mademoiselle » rougit de confusion.
Une autre élève près d’elle a bien des soucis et son cahier n’est pas très propre.
« Il me semble que votre plume est abimée, il vaudrait mieux la changer si vous en avez une autre. »

Ce n’est pas évident à l’enlever du porte-plume et à en glisser une nouvelle pour qu’elle s’insère. Ses doigts sont maculés de noir. La petite fille regarde attentivement la manœuvre délicate qu’elle devra certainement exécuter elle aussi…
Il est temps de s’y remettre… Elle plonge sa plume dans l’encrier pour reprendre son travail. 
Cette année, elle est devenue une écolière, une grande ! Elle va bientôt tout connaître du vaste monde…