Le conte de Noël de Gina
Il était une fois, il y a bien des années déjà ….
Dans un gros village de la Provence, au pied des Alpes, les maisons se blottissent autour de l’église. Depuis le début du mois de décembre, les habitants préparent noël car c’est une grande fête et tous y participent… Tous ? Presque tous … Et monsieur le curé n’est pas content, il l’a bien dit lors de son dernier sermon et le village est en émoi ! Son discours résonne encore, lyrique, poétique mais sans appel :
« Pour respecter la tradition, le jour de noël, les enfants parés de leurs beaux vêtements du dimanche se retrouvent sur la place après le déjeuner. Emmenés par monsieur le maire et monsieur l’instituteur, le cortège parcourt les rues et les petits joyeusement frappent aux portes des maisons. Les ainés les accueillent chaleureusement et leur offrent des petits présents à déguster qu’ils posent précautionneusement dans leur panier, avant de se joindre à la cohorte éclairée par quelques bougies. Nez rougis, joues fraiches, tous convergent sous le grand pin où ils se régalent en chantant et en dansant.
Mes chers paroissiens, quelle belle fête que notre noël ! J’aime vous voir si réjouis, et je sais que vous passerez beaucoup de temps à cuisiner en secret pour ce jour lumineux. Pourtant depuis plusieurs années, quelques familles trop pauvres ne peuvent rien donner à partager et restent chez elles … Et c’est inacceptable. Comment pouvez-vous vous sentir le cœur léger alors que des personnes sont dans la peine ? Frappez à leur porte, et invitez-les, tous sans exception ! Il y a bien assez sur la table pour nourrir ces gens ! » a-t-il déclamé d’une voix de stentor en tapant sur son pupitre.
Le docteur tousse bruyamment, l’instituteur éternue, quel remue-ménage ! Monsieur le maire a baissé le nez, honteux.
Dès le lendemain, avec l’aide de l’instituteur, il a noté soigneusement les maisons supplémentaires à visiter : dans la rue principale, celle de la petite Gina et sa maman malade, celle du grand Louis qui vit en ermite… Sous sa plume, cinq prénoms s’ajoutent encore pour la tournée. Et ils sont satisfaits de leur travail qu’ils s’empressent de montrer à Lisette, la femme du maire. Elle regarde attentivement, hoche la tête :
« Et madame Félicienne ? »
Comment ont-ils pu ne pas penser à elle ? C’est vrai que sa maison est tout en haut à l’orée du bois. La vieille dame vit seule depuis bien longtemps. Après la mort de son mari, elle a préféré rester là, dans la bâtisse qu’il avait construite et qu’elle aimait tant. Très isolée, elle ne reçoit plus de visite. Pourtant, elle venait encore au village au printemps, pour aider les enfants en difficulté à faire leurs devoirs le soir ou leur lire des histoires. Madame Félicienne, vous la connaissez bien sûr, c’est l’ancienne institutrice qui s’est occupée de l’école pendant 30 ans au moins !
Avec sévérité et énormément de bonté et de patience elle leur a enseigné la lecture, l’écriture, l’histoire et la géographie. Elle leur a fait aimer leur région, les fleurs, les étoiles et même les leçons de morale.
Tous ont été ses élèves, et sont devenus paysans, commerçants, cuisiniers … Et même monsieur le Maire, le Dédé qui faisait l’école buissonnière !! Et le petit Sylvain qui refusait d’apprendre ses tables de multiplication, il est pourtant devenu monsieur l’Instituteur. Et le Marcel qui répandait de grosses taches d’encre sur son cahier, il écrit toujours aussi mal mais c’est monsieur le Docteur qui soigne tous les bobos et les maladies.
Madame Félicienne était également à la messe lors du prêche réprobateur, bien cachée au fond derrière le pilier, encapuchonnée dans son vieux manteau élimé. Elle est même sortie avant la fin, discrètement, furtivement. Et depuis elle s’active dans sa maison. Dès le lever du jour, elle s’enroule dans une couverture, s’assoit à sa table, consulte des livres dans sa bibliothèque, fouille dans la malle rangée au grenier, sort d’anciens cahiers, découpe, et écrit sans relâche. Elle en oublie l’heure du repas. Il faut dire que depuis des mois sa nourriture devient de plus en plus frugale. Et elle n’ose demander un crédit à l’épicier… Cet été, son potager a été une aide précieuse, mais les provisions s’amenuisent et elle en garde pour les vilains jours de froidure… De même pour la cheminée, le mistral l’a dissuadée de ramasser du bois et elle attend un redoux.
La veillée de Noël est enfin là ! Après l’aïoli traditionnel, et la cérémonie familiale de la bûche allumée dans l’âtre, de nombreuses familles ont entonné les chants provençaux à l’église avec la chorale dirigée par Lisette. Ils ont hâte de rentrer bien au chaud pour découvrir les treize desserts.
Pourtant, sur le parvis, certains discutent avec véhémence, à propos de la farandole du lendemain.
« Ca va pas être simple de monter là-haut. Moi, je frappe pas à sa porte, je vous préviens. »
« Toujours courageux ! »
« Tu n’as qu’à y aller toi, le cacou qui n’a peur de rien. Ca fait des mois qu’on ne l’a pas aperçue ici, et on ne voit pas de fumée chez elle. Elle est peut-être partie ou on va la trouver estourbie. »
Lisette intervient :
« Mais vous êtes des fadas ! Elle était à la messe dimanche dernier. Le berger l’a vue hier et il lui a donné quelques olives et une tranche de pain. Elle était contente. Peuchère, je crois plutôt qu’elle est dans la misère. »
« Ben, quand même c’est pas moi qui serai devant le cortège ! D’ailleurs, c’est au maire de s’occuper de ses administrés comme il dit.»
Piqué au vif, celui-ci rétorque vertement :
« Oui monsieur Riton, je vous protégerai s’il le faut ! »
« Vous êtes vraiment incroyables, vous avez quel âge ? Madame Félicienne est tellement gentille, de quoi avez-vous peur ? »
« On voit bien que toi tu n’es pas d’ici. Ce n’est pas toi qui te faisais gronder à l’école… »
« Bouh, tu n’avais qu’à faire tes devoirs correctement au lieu de jouer aux billes… »
Cette fois, le Riton est fâché et il claque sa porte avec colère. Mais après une bonne nuit de fête, quelques verres de vin accompagnés de pogne, raisins secs et petits gâteaux, il a oublié l’altercation et se réveille de bonne humeur et en forme pour les festivités.
Il y a foule déjà sur la place, et le cortège s’ébranle au son des galoubets et des tambourins. Les enfants courent de porte en porte, et crient à qui mieux mieux. Les paniers s’alourdissent et une bonne odeur de pâtés et de gâteaux se répand. Gina est heureuse de se joindre aux fillettes et sa maman très émue se mêle à la cavalcade. Et le Louis aussi, il a accepté de sortir et de participer.
Il ne reste plus qu’à grimper le chemin jusqu’à la colline, ce que les enfants entreprennent en chantant et en courant. Les adultes peinent un peu car la pente est raide. Les voilà enfin devant la maisonnette aux volets bleus et d’un coup le calme se fait. Monsieur le maire toussote, redresse les épaules, bombe le torse et toque d’une main peu assurée, trois petits coups qui résonnent dans le silence… La porte s’ouvre doucement en grinçant, l’assemblée retient son souffle.
Madame Félicienne se tient dans l’embrasure, avec son manteau élimé, un chapeau et un panier au bras. Un magnifique sourire illumine son visage ridé.
« Bonjour Dédé, comme c’est gentil d’avoir pensé à moi. Oh, mais Lisette est là aussi, et Sylvain, Louis, Gina, Marcel et Riton, et… Mais vous êtes tous venus, tous mes petits ! »
Elle voudrait tous les serrer dans ses bras. De grosses larmes roulent sur ses joues, elle les essuie avec son gant en laine délavée. Lisette l’aide à marcher jusqu’au village, elle la soutient énergiquement.
Le berger porte fièrement le panier de l’institutrice, il est bien étonné de sa légèreté et se demande s’il est vide…
Monsieur le curé guette ses paroissiens derrière le rideau, il est trop fatigué pour parcourir les rues, et dignité oblige, il lui est délicat de se joindre à eux. Mais Lisette ne l’oublie pas et dès qu’elle a installé madame Félicienne dans un fauteuil avec une couverture sur ses genoux, elle va le chercher et il n’hésite pas un instant. Il ne peut refuser une telle invitation…
Rapidement, les gourmandises sont distribuées, et chacun se régale. Les danses et les chants permettent de faire une pause bienvenue… Le petit panier en osier de madame Félicienne est resté sur ses genoux, recouvert d’un grand torchon, et chacun voudrait savoir ce qu’il contient.
Solennellement madame Félicienne soulève le linge brodé. Des longs rouleaux de papier fermés par un brin d’herbe sèche sont rangés bien soigneusement.
Gina est un peu déçue :
« Mais cela ne se mange pas ! »
« Oh non ma petiote. Mais tu verras, cela te nourrira toute ta vie. »
Chacun a eu le droit de tirer au sort un rouleau. A l’intérieur ? De quoi provoquer des sourires, des rires, des interrogations, des larmes d’émotion aussi … Quels magnifiques cadeaux …
Les années ont passé. Gina est maintenant une vieille dame. Souvent assise dans son fauteuil, elle se repose de sa vie fatigante. Et lorsque vient le mois de décembre, ses petits-enfants s’assoient près d’elle au coin du feu et elle leur raconte la merveilleuse histoire de madame Félicienne, comme elle le faisait pour ses enfants.
Ses mains un peu malhabiles et tremblantes ouvrent un plumier d’écolier en bois et en retirent un parchemin jauni. Elle le déroule. L’institutrice a tracé de belles lettres de son écriture appliquée.
Gina connait la phrase par cœur, elle l’a tant lue et relue dans les moments difficiles :
«Qu’importe la richesse, le plus beau cadeau que l’on puisse donner et recevoir c’est l’Amour. »
Joyeux Noël…