Une histoire de Pénélope

Cet après-midi je reçois avec un immense plaisir l’ANPE , l’Association Nationale de la Poésie Elégante. Une dizaine de personnes talentueuses, qui écrivent des textes magnifiques. Du sérieux, des mots souvent tristes pour exprimer la beauté de la nature et les sentiments.
Mon blog est trop léger pour prétendre un jour entrer dans cet univers littéraire savant, mais je soutiens les belles lettres. Alors je me contente de les accueillir pour découvrir leurs  créations, chapitres de romans, nouvelles et poésies. C’est l’heure, et le président, Aristide ne tolère aucun retard. Il se lève avec solennité pour nous déclamer quelques vers qu’il a composés en l’honneur du printemps. Il toussote pour capter notre attention puis se lance :

« O printemps tant attendu, saison de la pluie et des nuages,
Ta météo capricieuse en mon cœur fait des ravages »
Nous sommes suspendus à ses lèvres, l’assemblée est béate, attentive, silencieuse…
Catastrophe ! Une voiture se gare sur le parking en faisant crisser ses pneus. Une portière claque, je crains d’avoir déjà reconnu ma visiteuse… C’est bien elle ! Pénélope ouvre la porte en me lançant un joyeux
« Coucou toi ! »
Et elle stoppe net en découvrant mon assemblée, esquisse une moue désabusée :
« Ah zut, tu ne m’avais pas dit que tu avais du monde.»
Faut-il que je m’excuse ?
« Comment aurais-je pu deviner que tu viendrais ? »
Sa contrariété ne dure pas longtemps.
« Bonjour tout le monde. Je ne vous dérange pas au moins ? »
Aristide en est resté la bouche ouverte, les sourcils dangereusement froncés, la bouche pincée. Je crains le pire. Mais Pénélope ne s’aperçoit pas de sa mine excédée. Elle lui demande :
« Tu t’appelles comment ? »
Il la regarde de haut  avant de lui lancer vertement :
«Ma petite, vous pourriez d’abord vous présenter à notre association et vous excusez pour avoir interrompu ma lecture. Nous sommes en pleine séance de poésie.  Je me prénomme Aristide »
« Ouah, ça c’est un prénom trop chou ! Je sens qu’on va bien s’entendre. Moi, c’est Pénélope, journaliste. Tu veux bien relire ton machin ? »
Aristide ne sait plus sur quel ton lui répondre, il est décontenancé mais reprend sa feuille :
« O printemps tant attendu, saison de la pluie et des nuages,
Ta météo capricieuse en mon cœur fait des ravages »
Pénélope ne le laisse pas aller plus loin :
« Ben dis donc, c’est pas rigolo ta poésie. Moi j’aime quand il y a du mouvement. »
Elle se tourne vers l’assistance.
«  Je vais vous expliquer. »
Et avant qu’on n’ait pu donner notre accord, elle narre à renfort de grands gestes son aventure avec les personnes âgées de la Bastide des Lavandes *. Elle conclut :
« En fin de compte, j’ai pu composer un texte à partir de leurs récits fantastiques.»
Elle omet de préciser que c’est moi qui lui ait pris les notes pour qu’elle puisse se souvenir de tout. Mais, intarissable, elle continue :
« Là, j’étais au top pour paraitre dans la Gazette.. Monsieur Delacampagne va être trop heureux de me publier. Hop, hop, hop, super Pénélope. . J’ai écrit une aventure trop chouette .C’est dommage, je ne l’ai pas amené, je vais vous résumer çà. »
Elle se place devant la table et raconte, tout en mimant ses propos avec des énormes gestes, des sons et des grimaces :
« Jean-Charles, un gentil  agriculteur de lavandes le jour, à la suite d’une piqûre de guêpe,(bzzzzz), est devenu un vilain pickpocket qui attaque les mémés à la tombée de la nuit. Il leur vole leur sac tout en agitant un smiley rigolard. La police est sur les dents … »

« Mais Perrine, l’ancienne institutrice va lui donner une bonne leçon. Elle ne se laisse pas faire, c’est  une ancienne championne de karaté. Pan, zou tu l’as vu celle-là ? »

Aristide a failli se retrouver au sol pendant la démonstration. Pénélope le rattrape, l’assoit sur la chaise et lui fait un gros bisou sur la tête. Le Président rougit, confus.
« Et la Lucienne intervient. Elle  file à toute vitesse en vélo en défiant les amis de Jean-Charles arrivés en moto qui la poursuive parce qu’elle a récupéré le sac de Perrine plein de billets de banque. Vous me suivez ? »

« Et Marc qui avait piloté des chars, a réussi à piquer un avion sur le terrain d’aviation à côté du village. Il vient pour la sauver … Vroum, vroum »

Elle reprend son souffle. L’assistance non plus n’a plus de souffle…
« Aristide, c’est super non ? Je t’en bouche un coin ! »
Elle lui tape sur l’épaule.
Aristide a un air renfrogné, il grommèle un « pfft ». Je glisse un regard vers la table, et j’aperçois les sourires amusés des autres participants. Ils baissent le nez pour rire discrètement.
Pénélope qui s’était laissée tomber sur une chaise (la mienne en l’occurrence) se relève d’un bond.
« Mais au fait, on papote, on discute, mais je boirai bien un café moi ! Et vous ? Qui en veut ? Une tisane ?  Je vous prépare çà. »
Je me lève pour prendre les tasses lorsque Pénélope pousse un grand cri dans la cuisine. Je me précipite mais manque d’être renversée. Elle revient avec le grand plat de sablés.
« Eh les amis, ya même des bons gâteaux, et je peux vous dire qu’ils sont délicieux. Allez-y, tapez dedans mais vous m’en gardez, hein, moi je les adôoooore ! »
Quelques minutes plus tard, elle revient avec le café et continue sa discussion avec mes invités.
Je crains que les lectures du jour ne soient reportées et que tous ces mesdames et messieurs ne mettent plus les pieds chez moi. Je vais leur apporter une tisane maison avec les plantes du jardin en m’excusant du dérangement. Je choisis soigneusement des plantes odorantes, fais bouillir de l’eau et la verse dans la tisanière entourée de tasses en porcelaine joliment décorées. Mon plateau est beau.
Pénélope m’a précédée et m’interpelle bruyamment :
« Hello tu viens. Bouh, tu es bien lente, nous on goûte déjà, je ne peux plus attendre. »
Elle va finir par me dire que le service n’est pas à la hauteur ! Quelques minutes pour peaufiner le tout, et voilà.
Mais lorsque je pénètre dans le salon, le spectacle est incroyable. Ils sont tous en train de picorer, de raconter des histoires drôles… Et Pénélope leur tire le portrait !

Aristide s’est déridé, Pénélope lui fait déguster mes gâteaux, et il ne rechigne pas à l’accompagner. La bouche pleine, il essaie de rappeler l’ordre du jour de la réunion, mais personne ne l’écoute. Alors il renonce, et mange un autre sablé.
Je ne sais vraiment pas pourquoi mais je me sens épuisée… Sacrée Pénélope !

Le lendemain, Pénélope m’apprend que son texte a été publié dans une rubrique spéciale : « Histoires extraordinaires des amis de la Bastide ».
Monsieur Delacampagne a dû refaire un tirage spécial car il a vendu beaucoup de Gazettes (il se dit dans le village que tous les membres de l’ANPE lui en ont acheté !....)

* https://www.pensees-polychromes.com/2025/02/la-gazette-de-penelope.html